Chantier interdit au public

Notes de lecture de Nicolas Jounin, Chantier interdit au public, La Découverte, 2009.

Un sociologue s'est fait embaucher, il y a une demi douzaine d'années, comme manœuvre dans la construction pour enquêter sur les conditions de travail dans le secteur.

  • Voici quelques éléments de son enquête.

- Les grandes sociétés de la construction recourent systématiquement à la sous-traitance ce qui permet de sécuriser leurs marges et de se dédouaner de leurs responsabilités quant aux pratiques des employeurs. Parfois, les sous-traitants s'accumulent à tel point que, sur un chantier, le statut de chaque travailleur, leurs salaires et leur encadrement seront différents.

- La gestion du personnel est raciste. À chaque origine correspondent des aptitudes, des qualifications supposées. Les "Maliens" (avec une notion assez élastique du Mali) sont affectés (et compétents) pour le marteau-piqueur par exemple mais l'enquêteur, d'origine française ne peut, a priori, être désigné pour ce poste. Les différents postes seront attribués à différentes ethnies.

- L'humiliation est permanente. Les plaisanteries, les commentaires racistes, les humiliations fusent sans discontinuer. Un Malien sera, par exemple, appelé Mamadou, sans égard pour son prénom.

- La précarité est extrême. Les intérimaires sont embauchés à l'heure, à la journée, à la semaine. On en amène beaucoup sur le chantier pour être sûr d'en avoir assez, on renvoie les autres. L'intérimaire peut travailler des semaines, des mois pour une entreprise sans être sûr d'y travailler le lendemain. Une entreprise aura recours à de la main-d’œuvre intérimaire parfois de manière majoritaire. Les intérimaires accumulent les intérims et deviennent parfois extrêmement qualifiés sans jamais avoir droit à la stabilité professionnelle. 

- Cette précarité permet de faire pression sur les conditions de travail. Les heures supplémentaires gratuites sont nombreuses, les règles de sécurité sont impossibles à respecter du fait de la pression à la rapidité. Les travailleurs travaillent mal, rapidement; ils se font crier dessus, insulter par des contremaîtres stressés.

- Les agences d'intérim gèrent cette main-d’œuvre intérimaire en faisant leur les critères racistes de leurs clients. Elles rabotent les primes, acceptent les faux-papiers grossiers, se constituent des 'portefeuille' d'intérimaires à disposition en cas de coup dur.

- Les salaires sont dérisoires et le demeurent. Sauf quand, au bout d'une ascension sociale improbable, le travailleur accède à une stabilité professionnelle et à des avancements. La probabilité d'avancement est fortement liée à l'origine ethnique des travailleurs: il vaut mieux être européen et, pour les Européens, il vaut mieux être français.

- Les ouvriers sans papier utilisent des faux, parfois grossiers. Ils sont d'autant plus précaires, d'autant plus soumis à l'agence d'intérim, aux contremaîtres ou aux cadences infernales qu'ils ne peuvent, juridiquement parlant, que mal se défendre, qu'ils ne connaissent pas bien la langue. Les entreprises de la construction recourent massivement aux sans-papier via les agences d'intérim.

- Les immigrés sont souvent pris au piège. Ils attendent une improbable stabilisation professionnelle, ils attendent du salaire pour pouvoir faire leur vie au pays alors que la construction fonctionne comme un piège humain où le travail (et son salaire) du lendemain n'est jamais garanti, où les revenus sont insuffisants et trop aléatoires pour pouvoir même ... s'en aller.

- Le secteur appelle de plus en plus des ouvriers détachés par des sociétés bidon de l'est du continent. Les travailleurs détachés ne sont tolérés sur le territoire que dans la mesure où ils sont employés, ce qui les rend corvéables à merci. En outre, ils ne cotisent pas à la sécurité sociale et n'ouvrent aucun droit, ce qui les rend, là aussi, d'autant plus fragiles.

- L'espérance de vie en bonne santé est très réduite dans l'intérim. Faute de trouver rapidement une stabilisation, un statut CDI et une reconnaissance de leur qualification, les ouvriers voient leur santé décliner rapidement du fait de la pression à la productivité, des intempéries, de la violation des règles de sécurité.

  • Note supplémentaire

Au rayon pratiques esclavagistes, il faut aussi mentionner le recours à des faux indépendants. Ils ne dépendant que d'un seul employeur, transformé en 'client'. Ce type de contrat soi-disant commercial fait l'impasse sur les responsabilités de l'employeur et pousse jusqu'au bout la logique de dépendance, le rapport de force défavorable pour l'emploi et contre le salaire, contre le travail.

Ce genre d'"employé" est évidemment corvéable à merci, sous-payé, il peut être licencié dans l'heure et ne fera jamais grève. Il devra également s'indemniser lui-même en cas de maladie ou le jour où ses tempes grisonneront.

Comme toutes les entreprises auront recours aux mêmes pratiques managériales-esclavagistes, les gains de productivité en seront absorbés finalement par le jeu de la concurrence (sauf si un oligopole s'entend sur les prix, ce qui n'est pas exclu dans le secteur, auquel cas, ce sont les profits qui demeurent élevés).