Les caisses de grève (Sirot)

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Note de lecture:
Stéphane Sirot, La pauvreté comme une parenthèse : survivre en grève du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale, Cahier d'histoire, 101, 2007, pp. 51-64 (en ligne ici). Les passages en italique sont des citations du texte.

Les caisses de grève ont été un embryon de la sécurité sociale au XIXe siècle. Les grévistes doivent faire face à une difficulté majeure dans leurs luttes: faute de salaire, le besoin et la misère les poussent à casser leur mouvement. Les caisses de grève constituent donc une dimension cruciale de la confrontation entre patrons et ouvriers. À l'époque, le niveau des salaires ne permet pas l'épargne, c'est donc la cotisation qui va alimenter les caisses.

Au long des XIXe - XXe siècles, la durée des grèves et la nature de l’univers ouvrier changent en effet radicalement. De la loi Le Chapelier de 1791 qui réprime toute forme de « coalition » jusqu’à celle de mai 1864 qui supprime ce délit, se mettre en grève représente un risque réel tant de renvoi immédiat que de répression judiciaire, à une époque où, de surcroît, il est dénié aux ouvriers le droit de s’organiser.
Les grèves restent courtes dans ces conditions. À partir de 1884, avec la légalisation des syndicats, la durée des grèves s'allonge alors que le lien entre paysans et ouvriers disparaît ce qui contribue a accentuer la nécessité des caisses de grève puisque les premiers ne peuvent plus nourrir les seconds en cas de conflit social. La durée moyenne de la grève passe progressivement de quatre jours sous la Monarchie de Juillet à seize jours pendant l'entre deux guerre.

Après la seconde guerre mondiale, les rapports sociaux s'institutionnalisent, ce qui permet le recours à des "grèves d'avertissement" beaucoup plus courtes.
C’est donc bien du XIXe siècle aux années 1930 qu’une parenthèse de pauvreté menace avec le plus de force les ouvriers en mouvement et que la recherche de palliatifs au salaire suspendu occupe un temps important de la journée des grévistes. Pourtant, les informations sur leur vie quotidienne sont très parcellaires, en dehors de ce qui est le plus immédiatement visible ou sensationnel aux yeux des observateurs extérieurs – journalistes, policiers, gendarmes - qui fournissent à l’historien de ces époques l’essentiel de ses sources. En d’autres termes, si les informations abondent sur la manière dont les grévistes mènent leurs mouvements (réunions, manifestations), elles se font plus rares concernant leur mode de vie à l’extérieur de l’espace public de l’action revendicative. C’est pourtant dans le cercle de l’espace privé que se décide pour une large part le destin d’un mouvement : la décision de se lancer ou non dans l’action, de la poursuivre ou de l’arrêter, le niveau d’intensité supportable des privations, tout cela est certainement évalué en famille. Échapper à l’expérience de la pauvreté, à la menace du dénuement, ou tout au moins pouvoir en supporter et en limiter les désagréments, figurent parmi les problématiques essentielles de la pratique gréviste. En même temps, la nécessité de survivre en grève impose la production de solidarités et peut contribuer à renforcer la cohésion du groupe en lutte. Mais il n’est pas systématiquement possible d’échapper au besoin : la pauvreté représente également une dimension du vécu ouvrier de la grève.
(...)

Tout d’abord, les grèves secourues sont une minorité. Au cours des premières décennies du XIXe siècle, lorsque les mouvements sont souvent brefs et peu organisés, seuls les rares conflits menés par une structure permanente (sociétés de secours mutuels et de résistance, compagnonnages) ou temporaire (commissions de grève) bénéficient d'une assistance. Même quand le temps de la lutte s'allonge à partir de la fin du XIXe siècle, les conflits aidés demeurent minoritaire
Les ouvriers doivent choisir le meilleur moment pour commencer une grève qui les expose au besoin. Ils démarrent après les récoltes tant que le travail industriel est considéré comme un appoint à une vie agricole rurale.

Avec la fixation de l'ouvrier à l'usine lors de la seconde révolution industrielle, le salaire devient la seule source de subsistance pour lui. 
Si la terre ne donne plus guère les moyens de travailler ou de subvenir à ses besoins pendant la grève, en revanche, parvenir à gagner un salaire tout en revendiquant est une pratique palliative qui perdure jusqu’à la Seconde Guerre mondiale : dans les périodes de bonne conjoncture économique, des ouvriers d’établissements en mouvement s’embauchent en effet dans d’autres usines ou ateliers, exercent d’autres métiers de manière à continuer de paralyser leur entreprise tout en s’assurant les moyens de subsister.
    De toute façon, les ouvriers doivent considérer la question du besoin avant de commencer une grève qui les privera de paye. Les ouvriers se mettent davantage en grève après avoir reçu leur paye qu'à un autre moment.

    Les ouvriers les mieux organisés, des secours préventifs organisés avant la grève permettent aux syndicats de garantir un revenu de substitution.
    Ainsi dans le Livre parisien à l’automne 1922, le Comité intersyndical institue un impôt de grève « prélevé en prévision d’un mouvement étendu et de longue durée. Il servira à donner 10 francs par jour aux grévistes et davantage si possible15 ». Les caisses de grève permanentes instaurées progressivement par certaines organisations ont une fonction identique.
      La misère qu'amène la grève pousse les ouvriers à cesser le mouvement. Ce sont surtout les chargés de famille qui sont contraints à l'abandon de la grève. Les pères de famille sont parfois autorisés à travailler ailleurs pendant la grève.

      Les épouses des hommes grévistes jouent un rôle déterminant, soit dans la persévérance de leurs maris, soit, au contraire, pour retrouver le chemin de l'usine et faire bouillir la marmite.

      Pour les ouvriers du XIXe, le besoin s'oppose aux intérêts de classe dans la lutte. La grève crée des tensions du fait de la misère qu'elle peut apporter mais elle construit la conscience et la solidarité d'un collectif en lutte. La gestion du besoin paraît donc déterminante dans le succès d'une grève.

      (...) le soutien octroyé est considéré d’autant plus valable qu’il permet de s’identifier à une communauté de lutte, de faire vivre ses acteurs côte à côte, donc de porter haut le flambeau de la solidarité et de maintenir une flamme d’optimisme sur l’issue du mouvement en cours, grâce au spectacle de la puissance du groupe réuni et des ventres soulagés des tiraillements de la faim. L’organisation de repas en commun, souvent appelés « soupes communistes », paraît particulièrement répondre à ces impératifs.
      Ces soupes communistes permettent de réduire les coûts liés à la nourriture et, surtout, de maintenir un esprit de groupe, un optimisme quant à l'issue du mouvement.

      Les caisses de grève alimentent ces soupes communistes et permettent d'appuyer les mouvements, de peser dans le rapport de force de classes.

      Peu à peu, les caisses de secours de grève vont s'élargir géographiquement et devenir interprofessionnelles jusqu'à concerner l'ensemble du monde ouvrier à la veille de la seconde guerre mondiale.

      Lors de la première révolution industrielle, l'ouvrier se repliait avant tout sur sa communauté professionnelle et géographique. Des sociétés de résistance prévoient un "secours-grève" à partir de 1832. À partir du milieu du XIXe, le soutien à la grève dépasse la profession ou l'environnement proches et, plus rarement, le pays.

      Deux ans plus tard, en 1854, les porcelainiers de Limoges demandent l’aide financière de leurs collègues anglais et belges ; ils reçoivent en outre de l’argent en provenance de Vierzon ou de Bordeaux, des lieux relativement éloignés du conflit30.
      Mais c’est surtout au cours de la période de la deuxième révolution industrielle que l’esprit de solidarité s’étend plus fermement, au moment où la pratique gréviste irrigue l’ensemble du monde ouvrier et de la société industrielle. L’entraide demeure d'abord de classe et de proximité, cependant un public élargi s’implique dans le soutien aux grévistes.
      Peu à peu, ces caisses de soutien s'organisent et s'institutionnalisent. La CGT de la Seine ouvre une "souscription permanente" avant la première guerre.

      Cette situation perdure pendant l'entre deux guerres mais l'origine des secours s'élargit alors que les structures dirigeantes veulent élargir le champ de lutte et que la grève se normalise. Les élus et la presse socialistes participent à la solidarité et des listes de souscription circulent dans les ateliers ou chez les commerçants. Les comités de grève organisent des spectacles payants.
      Dans les dernières décennies du XIXe siècle, ce sont surtout des « conférences-concerts », prolongées par la suite sous d’autres appellations, telles les « soirées artistiques », « fêtes de solidarité » ou autres « soirées de gala ».
      La panoplie des soutiens s'élargit. Dans un nombre croissants de grève, les grévistes s'organisent pour subvenir à leurs besoins comme lors de la grève de neuf mois des couverturiers et couverturières  (Cours - 1889-90).
      Sans surprise, cette propension à rechercher et obtenir des soutiens de plus en plus variés, à impliquer de manière sans cesse plus ouverte les différents acteurs sociaux, se déploie et réussit le plus couramment lorsque les ouvriers en mouvement parviennent à faire reconnaître une menace sur leur existence quotidienne et celle de leur famille, avec toujours pour eux un objectif prioritaire identique : si ce n’est vivre comme en travaillant, tout au moins subsister décemment le temps d’un congé forcé. 
      Les grévistes survivent avec de l'argent ou de l'aide en nature. L'argent reçu par les grévistes est fort variable. Il dépend de la qualification, des charges familiales et de la durée du conflit.
      Les professions au niveau de formation et aux salaires les plus élevés sont souvent celles qui disposent des caisses de grève les plus fournies. 
      [Ceci établit le lien entre le salaire individuel et le salaire socialisé par les caisses et l'inscription de ce dernier dans la logique de la qualification et non plus de l'indemnité horaire]

      Outre l’argent, une assistance en nature peut également être offerte. Elle prend la forme de distributions de vivres, de bons de restaurant ou de consommation, quelquefois de repas en commun tels qu’évoqués précédemment. Au tournant des XIXe-XXe siècles et jusque dans l’entre-deux-guerres, les coopératives de consommation apportent leur contribution, comme en 1906 lors d’une grève de terrassiers parisiens où « une société coopérative du 11e arrondissement prévient qu’elle délivrera gratuitement […] le pain et le lait pendant toute la durée du conflit41 ». Des repas gratuits ou à prix réduits sont en outre parfois proposés aux grévistes par ces structures. Quant aux commerçants, lorsqu’ils consentent à verser leur écot, cela va du simple crédit momentané et remboursable au don de marchandises.
      La misère de la grève se conjugue à la volonté, à la combativité politique des grévistes. Certains épisodes de lutte amènent les ouvriers à des situations de quasi famine comme dans Germinal de Zola.

      Dans le rapport de force de classe, les ouvriers évaluent les risques de misère de la grève et les patrons comptent sur eux pour en limiter la portée en laissant traîner les choses, en laissant pourrir le conflit.


      Référence de l'article résumé:

      • 15 L’Humanité, 21 octobre 1922.
      • 30 Cité par J. Laugenie, Les grèves en France de 1852 à 1864, DES d'histoire, Faculté des Lettres-Sorbonne, sd, p. 100.
      • 41 La Petite République, 12 janvier 1906.

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