Religion

Nous allons partir de la définition de Wikipédia et voir en quoi elle s'applique à l'emploi pour voir en quoi l'emploi est devenu une nouvelle religion, un veau d'or sulfureux, assurément, pour les tenants d'autres religions.

Tout d'abord, il est important de comprendre que l'emploi ne se présente pas comme un religion. C'est un dieu caché.

  • Pratique
Une religion se conçoit le plus souvent comme un système de pratiques et de croyances pour un groupe ou une communauté, mais il n'y a pas de définition qui soit reconnue comme valable pour tout ce que l'usage permet aujourd'hui d'appeler religion. (Wikipédia, pour cette citation et pour les suivantes)
Les pratiques de l'emploi sont aussi variées que simples, aussi envahissantes qu'impératives pour les fidèles. Qu'on en juge:

- Il faut manifester son attachement au projet de l'emploi - et ce, dès le plus jeune âge.
- Il faut sacrifier son temps, ses projets personnels, sa vie de famille voire sa prospérité à la pratique de la religion de l'emploi.
- Régulièrement, on organise des messes à l'emploi: salon de l'emploi, train de l'emploi, accords gouvernementaux pour l'emploi.
- Les clercs de cette religion proclament leur foi - et encadrent les fois licites - et leur attachement à la logique, aux buts, au dieu-emploi sans que jamais ne soit interrogé la pertinence et les nuisances de cette divinité sulfureuse.
- Le CV constitue l'acmé, la communion personnelle à cette foi. Il affirme la compatibilité de l'individu avec les objectifs sacrés, il réclame une reconnaissance du droit à exister face à la divinité capricieuse.
- Les émissions télévisées, les pseudo-débats dans les médias entre gens que cette religion rassemble construisent un univers de chapelles complices dans la religion de l'emploi.

Pour autant, la religion de l'emploi s'oppose à la plupart des autres religions, plus franches, plus claires quant à leur caractère religieux:

- l'emploi est un commerce du temps

- l'emploi est une spéculation sur la valeur économique

- l'emploi défausse de toute responsabilité les acteurs économiques, les travailleurs comme les propriétaires

- la logique du dieu caché de l'emploi pousse à s'affranchir de toute considérations morales au profit du seul lucre. L'emploi fait travailler le week-end, il lamine la vie privée, la vie spirituelle, la vie de famille, la vie personnelle, la vie affective. L'emploi fait travailler les enfants, pille les ressources communes, use les travailleurs comme de simples objets et n'a aucune de considération morale, éthique pour aucun des effets de sa pratique si ce n'est la création de valeur ajoutée.

- la pratique de l'emploi demande une absence d'empathie pour être efficace, elle doit évacuer toute prise en compte des implications sociales des activités de production. En termes psychologiques, elle est psychopathe et sociopathe.

  • Divin
Le terme latin religio a été défini pour la première fois par Cicéron comme « le fait de s'occuper d'une nature supérieure que l'on appelle divine et de lui rendre un culte ».
 Pour la religion de l'Emploi, la divinité-emploi est l'unique source de salut. Elle lui attribue des vertus supérieures, celles de pouvoir sauver les adeptes et de construire un monde achevé, de révéler le sens de l'existence et de la vie des ouailles. Le culte doit être rendu non seulement dans les limites déterminées par contrat - la durée officielle du temps de travail - mais il doit déborder sur le temps libre. Le culte envahit les interstices de temps de loisir, il constitue l'essentiel des préoccupations du pratiquant en dehors des heures de cultes officiel également. La pratique du culte est un sacerdoce, un sacrifice personnel renouvelé à l'infini. Quelle que soit la piété du pratiquant, chaque jour, chaque semaine ou chaque heure, il doit renouveler les manifestations de piété pour pouvoir conserver son salut. Mais le fonctionnement même de l'emploi est un non dit, c'est une divinité mystérieuse, jamais révélée. Seule en est révélée l'impérative obéissance.

  • Relation à dieu
 Dans les langues où le terme est issu du latin, la religion est souvent envisagée comme ce qui concerne la relation entre l'humanité et Dieu.
Et cette relation ne peut en rien être affectée par ce qu'il se passe, par le réel ou l'incarné. Elle sert de dieu caché, d'explication à l'inexplicable sans considération pour les faits.

  • Prescription pour la communauté des croyants
Dans le Coran, le terme dîn, qui peut être considéré comme équivalent de celui de religion, désigne avant tout les prescriptions de Dieu pour une communauté.

 Là aussi, la population active et, au sein de la population active, les employés, constitue une communauté implicite, un entre-soi de gens comme il faut. Le producérisme exclut les infidèles, les gens hors du cadre de la communauté des croyants. Mais cette communauté est régie par des règles infiniment plus contraignantes que celle du Coran. Il faut régler son temps, sa vie de famille, ses actes productifs au dieu caché. Les prescriptions touchent aux loisirs, à l'éducation, à la nécessité d'inclure les descendants dans la communauté, etc. Un membre de la communauté qui tombe malade du fait de l'emploi doit être incriminé et ne doit jamais incriminer les pratiques employistes auxquelles sa religion l'astreint, il ne doit jamais incriminer l'absurdité de la production, le management ou le profit. Jamais, ce serait pêcher.

  • Préceptes
En chinois, le terme zōng jiào (宗教), inventé au début du XXe siècle pour traduire celui de religion, est connoté de l'idée d'un enseignement pour une communauté.
 L'enseignement commence dès le plus jeune âge. Dès la crèche, il s'agit d'être socialisé et il faut être socialisé pour pouvoir s'insérer dans la vie active, dans le monde du dieu emploi. Les pratiques sont parfois éprouvantes pour les jeunes enfants. On en voit pleurer, crier contre cette violence. De même, les parents sont éloignés de leurs enfants pour s'adonner à leur culte. L'école puis l'enseignement supérieur sont ensuite façonnés par la religion: il faut rendre les jeunes employables, comme une savonnette ou une brosse-à-dent.

  • Manière de vivre
La religion peut être comprise comme une manière de vivre et une recherche de réponses aux questions les plus profondes de l’humanité, en ce sens elle se rapporte à la philosophie. 
L'emploi est la solution à tous les problèmes. Contre la déprime, la pollution ou l'échec scolaire, on prônera l'extension des pratiques religieuses, de nouveau en dépit des faits, de l'efficacité des pratiques religieuses. L'emploi ne répond pas à l'absurdité de la vie mais l'occupe ce qui ne laisse pas de temps pour se poser des questions existentielles.

  • Superstition
Mais elle peut aussi être vue comme ce qu’il y a de plus contraire à la raison et jugée synonyme de superstition. 
La religion de l'emploi ne tient pas compte des faits économiques ou sociaux qu'elle génère. Elle se maintient comme pratique monomaniaque et obsessionnelle à travers tout, confinant parfois à des invocations sulfureuses, inquiétantes.

La religion de l'emploi cultive les croyances mystérieuses, sans cesse contredites par les faits.

- Les pauvres l'ont mérité. Ils n'ont pas voulu réussir, c'est pour ça qu'ils sont pauvres, ils l'ont bien cherché.

- Les chômeurs ou les retraités sont des assistés, les fonctionnaires ne sont pas de vrais employés, ils ne travaillent pas vraiment.

- Seul le travail salarié crée de la richesse sociale. Les autres types de travail sont bien utiles mais ils ne produisent rien.

- Le travail comme le contrat d'emploi est individuel. C'est un être isolé, payé au mérite qui gagne sa paye.

- Les riches l'ont bien mérité. Ils créent de l'emploi et sont donc très utiles. Il faut les aider à rester riches et à le devenir de plus en plus.

- Il est absolument normal qu'un être autonome, majeur, se soumette à un autre être autonome, majeur toute la sainte journée. Il est normal que ces êtres posent des actes déterminés par l'impératif de gagner de l'argent.

- L'écologie ou la santé mentale et physique des travailleurs, c'est certes important mais l'emploi est encore plus important. On signera donc des traités qui bradent la santé des employés et les ressources naturelles, les finances publiques et l'environnement au nom de l'emploi.

  • Un pouvoir temporel
Elle peut être personnelle ou communautaire, privée ou publique, liée à la politique ou vouloir s’en affranchir.
 La religion de l'emploi est tout cela à la fois. Culte communautaire mais pratique strictement individualisée. Elle régit le champ politique tout en prétendant en être extérieure.

La religion de l'emploi domine tous les débats publics, toutes les décisions politiques. Elle guide la politique de la majorité et le programme de l'opposition; elle n'admet pas de contradiction. Elle régit tout, elle détermine les investissements publics ou privés, elle contrôle les vies individuelles, elle dessine les villes et les zonings commerciaux, elle crée des zones franches, des aéroports, des autoroutes.

  • Culte
Elle peut aussi se reconnaître dans la définition et la pratique d’un culte, d’un enseignement, d’exercices spirituels et de comportements en société. 
Nous l'avons vu, les éléments cultuels de l'emploi sont nombreux. Les exercices spirituels sont impressionnants: pratique du double langage ('je suis fidèle à mon employeur' mais 'mon emploi est précaire et mal payé'; 'je cherche le profit de mon employeur' mais 'je m'implique affectivement dans mon emploi', etc.). Les costumes correspondant aux différentes chapelles de la religion sont nombreux mais stricts: trois-pièces pour les cadres, bleus pour les ouvriers, tenues de sécurité pour agents de sécurité, uniformes pour les employés de restauration rapide ou d'entreprise de livraison, etc. Ces divers accoutrements ne peuvent être confondus mais ils marquent la fidélité à la religion commune.

Le culte consiste donc à prester le contrat de travail, à s'en prétendre heureux en dépit de toutes les réserves, à faire pression sur celles et ceux qui en réchappent et, aux moments de loisirs, à s'en tenir à des loisirs intelligibles du point de vue de l'emploi, à des loisirs qui emploient eux-mêmes des fidèles.

  • Philosophie et religion
La question de savoir ce qu'est la religion est aussi une question philosophique, la philosophie pouvant y apporter des éléments de réponse, mais aussi contester les évidences des définitions qui en sont proposées.
L'enjeu est bien là: il ne s'agit pas de contester le droit à la pratique de la religion de l'emploi, il s'agit de la questionner, de questionner le cadre de pensée que cette religion construit, les possibles qu'elle empêche.